L’incarnation de la culture des comportements alimentaires des Chinois
L’incarnation de la culture dans les comportements alimentaires des Chinois
Par YANG XIAOMIN
« L’alimentation est la chose dont l’homme a le plus besoin dans sa vie ». Cette phrase de Confucius révèle l’importance de l’alimentation dans la vie quotidienne (Yao, 1999 :1). Les Chinois utilisent le verbe « manger » (chi : 吃), dans tous les domaines de leur vie professionnelle et privée. La raison en est que, en plus du sens originaire, ce mot a plusieurs sens figurés.
Premièrement, les Chinois l’utilisent pour décrire des professions, le verbe « manger » prend le sens « vivre de quelque chose ». Dans la langue courante, on appelle les hommes politiques « ceux qui ‘mangent’ du riz politique » (chi zheng zhi fan de : 吃政治饭的), ce qui signifie que la politique fait vivre les hommes politiques comme le riz fait vivre les gens. Les enseignants sont ainsi devenus « ceux qui ‘mangent’ de la poussière de craie » (chi fen bi hui de : 吃粉笔灰的).
Deuxièmement, on utilise le verbe « manger » pour décrire des sentiments qu’il faut digérer. Par exemple, quand on est surpris, on dit « chi jing : 吃惊 »(manger la surprise). Quand on est jaloux, on dit « chi cu : 吃醋 » (manger du vinaigre), ce qui signifie à la fois digérer avec le mot chi, et en même temps cette digestion est difficile avec le mot cu (vinaigre) dont le sens métaphore de vinaigre signifie l’acidité. « Manger du vinaigre » signifie donc quelque chose qui ronge le cœur comme le vinaigre ronge l’estomac.
Troisièmement, le verbe « manger » est aussi utilisé dans le sens « subir ». Quand on reçoit une gifle, on dit « chi er guang :吃耳光 » (manger une gifle) ; quand on est attaqué en justice, on dit « chi guan si :吃官司» (manger un procès).
Finalement, en Chine, l’élaboration du mot chi exprime l’incorporation des sentiments, des actes et des événements que l’homme subit bon gré et mal gré. En un certain sens, les Chinois utilisent ce verbe pour tout ce qu’ils doivent « digérer » (xiao hua : 消化), que ce soit les aliments ou les faits.
Se nourrir est un geste que l’homme répète tous les jours. Pourquoi les Chinois y accordent-ils une grande importance ? En plus des besoins biologiques de l’être humain, plusieurs raisons culturelles semblent exister.
D’abord pour eux, c’est la meilleure façon de garder une bonne santé, comme le dit cette ancienne poésie : « Si l’on mange et boit, on peut avoir une bonne santé et une longue vie » (yin qie shi xi shou er kang : 饮且食兮寿而康) (A Jian et al., 2000 : 5). Une des théories fondamentales de Confucius (551 – 479 av. J.-C.) concernant la nature de l’homme est que « tout être humain a deux besoins vitaux : l’alimentation et la sexualité » ( yin shi nan nu, ren zhi da yu cun yan :饮食男女, 人之大欲存焉). Le plus grand penseur chinois recherchait lui-même, comme les autres, les plaisirs de la vie. D’après ses descendants, il ne manquait jamais une belle occasion d’aller manger chez les autres (Kong, 2001 : 217). Confucius va encore plus loin en considérant la cuisine comme un art. Il exige que « les plats aient à la fois une couleur appétissante, une odeur parfumée, une jolie forme et un goût délicieux » (Chen, 1991 : 16), ce qui rejoint les quatre caractéristiques – se (色), xiang (香), xing (形) et wei (味) – qu’on associe à la cuisine chinoise contemporaine et dont on ignore souvent les origines.
Ensuite, d’après la médecine chinoise, l’alimentation est également le premier moyen de guérir une maladie. S’il est fort probable que la cuisine chinoise doit sa réputation à la variété de ses goûts, elle ne se limite pas pour autant à cela. Il y a un élément qui est fondamental pour les Chinois et qui se trouve au centre de la culture culinaire chinoise : l’objectif de préservation de la santé (yang :养). On trouve une évocation de cet objectif dans l’œuvre la plus ancienne de la médecine chinoise qui date de 5000 ans : « 黄帝内经» (huang di nei jing : La médecine générale de l’empereur Jaune). Certains chercheurs croient même que « la médecine et la cuisine chinoises ont une origine commune » (yi shi tong yuan : 医食同源) (Peng, 2000 : 3). Selon la médecine chinoise, le corps humain est fortement influencé par l’environnement. L’objectif central de la médecine traditionnelle est d’établir une harmonie entre le corps humain et son environnement, c’est-à-dire la terre, l’eau et le climat. Li, un nutritionniste contemporain, explique qu’on peut préserver sa santé en respectant les règles alimentaires prescrites par la médecine chinoise (Li, 1993 : 24). Quand on est malade, il faut toujours essayer de se soigner en prenant soin de la façon dont on se nourrit au quotidien. A défaut, on prendra des médicaments. Donc, manger, c’est se nourrir, mais c’est aussi la première méthode pour se soigner.
Confucius associe aussi la cuisine et la santé dans le sens où la cuisine sert à fortifier le corps humain. Ce qui représente la troisième raison pour laquelle les Chinois attachent une telle importance à leur alimentation. Confucius explique les fonctions médicinales de certains aliments. Par exemple, il dit : « il ne faut pas négliger les plats qui contiennent du gingembre » (bu che jiang shi : 不撤姜食)(Chen, 1991 : 15), car le gingembre, aliment « doux » (wen : 温, au sens médicinal), peut éliminer des microbes malsains et la mauvaise odeur des aliments d’origine animale (Zhou, 1998 : 105).
Le taoïsme a ainsi développé toute une approche spécifique de l’alimentation, étudiant des principes permettant d’assurer à la fois longévité et équilibre du corps humain. Les taoïstes ont découvert que de nombreux aliments et plantes pouvaient renforcer certains organes du corps humain. L’utilisation d’aliments fortifiants et nourrissants, par exemple le ginseng, est d’ailleurs encore largement pratiquée aujourd’hui. Selon Laozi , représentant du taoïsme, surveiller son alimentation (yin shi you jie :饮食有节) est la règle d’or de la longévité. Cette règle est constituée de plusieurs principes : respecter l’heure et la quantité de repas, ne pas manger d’aliments trop chauds ni trop froids (chaud et froid dans le sens propre), ne pas abuser des aliments et des boissons, varier les aliments et choisir des aliments frais et de bonne qualité (Ge, 1998 : 53).
La quatrième raison se trouve au sein de la culture chinoise : « les gens ne peuvent respecter les rites que lorsque leur grenier est rempli ; les gens ne peuvent comprendre le vrai sens de la gloire et de la honte que lorsqu’ils mangent à leur faim et qu’ils s’habillent chaudement » (Cang lin shi er zhi li jie, yi shi zu er zhi rong ru : 仓廪实而知礼节, 衣食足而知荣辱) (Li, 1998 : 8). Le fait de manger sert non seulement à se nourrir et à maintenir une bonne santé, mais aussi à assurer la « sécurité sociale » (les gens ne se révoltent pas quand ils ont de quoi manger) et l’ordre social.
Selon Yao, expert contemporain de l’histoire de la cuisine chinoise, le développement du système alimentaire porte en germe le « système de rites » (li : 礼) (Yao, 1999 :1). Ses recherches montrent que les Chinois ont conçu le monde des dieux selon le leur. Les dieux ont donc les mêmes besoins que les êtres humains. Selon la conception chinoise, les dieux ne peuvent aider et protéger les êtres humains qu’après avoir bien mangé. Par conséquent, la cérémonie du culte est, en même temps, un grand repas collectif – après la cérémonie, tout le monde partage les offrandes. Le fait de manger ensemble est une façon de communiquer avec « un autre monde » : le monde sacré des dieux et des ancêtres. D’après William Robertson Smith, cette pratique n’est pas propre aux Chinois. Beaucoup de peuples dans le monde entier ont conçu leurs systèmes de rites à travers leurs pratiques alimentaires (Zhu, 1988 : 536-538).
Le « système de rites » est composé de règles à respecter dans tous les domaines de la vie sociale et privée. Ce caractère chinois comprend deux parties : une partie qui symbolise l’homme, une autre partie qui représente des aliments dans un récipient. Pris dans son ensemble, ce caractère signifie que l’homme met des aliments dans un récipient pour rendre hommage aux ancêtres. Anne Cheng traduit ce mot par « l’esprit rituel », elle explique que « la pensée de la Chine antique se caractérise par un goût prononcé pour l’ordre, ou plus exactement l’ordonnancement, érigé au rang de bien suprême » (Cheng, 2002 : 57). A l’époque de Confucius, cet ordre social se traduit en partie par le respect des rituels durant les cérémonies de cultes envers les ancêtres. Plus généralement, cette pratique sera connue sous le nom de « système de rites » qui s’applique autant au culte des ancêtres qu’aux codes sociaux, et donc qu’aux codes liés aux comportements alimentaires.
Une des plus grandes contributions de Confucius concerne les rites du « boire » et du « manger », surtout lors des repas officiels (yin yan zhi li : 饮宴之礼). Il croit que la façon dont les individus respectent les rites du repas permet de « distinguer les différentes couches sociales » (Yao, 1999 : 87). Le repas est ainsi un grand moment de mise en scène du système de rites. Pendant le repas, tout individu doit se comporter comme l’exigent les rites, par exemple, il faut correctement placer le tapis sur lequel les gens s’assoient ; il faut également respecter l’« ordre des places » (xi ci : 席次). Ces places sont désignées par le maître de cérémonie en fonction du statut social de chaque participant. Pendant tout le repas, les gens doivent garder leur corps bien droit afin de montrer leur respect aux autres et de faciliter la digestion (Chen, 1991 : 15).
Parallèlement aux préceptes des philosophes que nous venons d’expliquer, il existe également une série de croyances liées aux pratiques alimentaires des Chinois. Par exemple, l’introduction et le développement du bouddhisme en Chine ont permis l’essor de la cuisine végétarienne. Cette cuisine, qui existait bien avant l’arrivée de la nouvelle religion, a en effet été perfectionnée et diffusée grâce à la généralisation du bouddhisme. La croyance en la « géomancie chinoise » ( feng shui :风水 ) a aussi un impact sur les pratiques alimentaires. Les restaurateurs interviewés dans le cadre de notre enquête n’ont pas hésité à nous parler de la géomancie. D’après eux, si le restaurant « ne marche pas très bien », une des raisons principales, selon la géomancie, est le mauvais emplacement. Certains clients rencontrés à Guangzhou refusent de manger dans un restaurant dont la géomancie est jugée « mauvaise ». Ils pensent que le fait de manger dans ce genre de restaurant leur portera malheur.
La cérémonie du culte envers les ancêtres dont Confucius a tant insisté sur l’importance est également assez proche de la vie des Chinois moyens que nous avons rencontrés. Elle a lieu plusieurs fois dans l’année. Les dates les plus importantes sont les grandes fêtes traditionnelles, l’anniversaire de naissance et de décès des ancêtres. Dans l’enquête du terrain, nous avons constaté que certains interviewés accordaient une grande importance au culte des ancêtres. Pendant la cérémonie, les offrandes fruits, plats et boissons sont obligatoires. La fête des Morts, le 4 ou 5 avril, est le jour où les Chinois doivent aller sur la tombe de leurs ancêtres pour leur rendre hommage. Aujourd’hui, cette fête se transforme en « excursion familiale » . Lors de cette cérémonie, les gens apportent souvent en offrande des aliments et des « billets de banque en papier » (zhi qian : 纸钱). Toutes ces fêtes finissent obligatoirement par un grand repas familial à la maison ou au restaurant .
Même les Chinois vivant à Paris ne manquent pas de volonté lorsqu’il s’agit de conserver le culte des ancêtres. Au cours d’une « observation ethnique » dans le XIIIe arrondissement de Paris en juillet 2001 , nous avons vu des gens de tout âge venir rendre hommage aux bouddhas au temple et prier pour que les bouddhas et les ancêtres les protègent. Les offrandes qu’ils apportaient étaient le plus souvent de grands sacs de riz parfumé, des bouteilles d’huile et des fruits. Le responsable du temple nous a expliqué que les doctrines bouddhistes ne précisaient pas quelles offrandes apporter. Les pratiquants offraient ce qu’ils avaient, pensant que les bouddhas avaient les mêmes besoins que les hommes.
Aujourd’hui, le respect des rituels est probablement moins important. Pourtant certaines pratiques dans la vie courante, comme les comportements alimentaires, étroitement liées aux différents repères culturels exposées dans ce texte, ne se laissent pas non aperçues. En résumé, les comportements alimentaires ne sont pas de simples gestes de l’être humain pour se nourrir. Il s’agit incontestablement de témoins forts de la longue histoire du pays et du développement de la culture. La vie de tous les jours n’échappe jamais à l’influence de la tradition, encore moins les pratiques alimentaires des Chinois qui sont liées à la fois à la médecine traditionnelle, la pensée philosophique et des croyances populaires. Vu cette longue histoire de la cuisine chinoise, l’alimentation n’est pas seulement un besoin vital du quotidien, mais elle participe aussi à la construction de la culture et la stabilité de la hiérarchie sociale.