Reflets du développement urbain au XXème siècle
Comprendre le processus d’urbanisation européen des cinquante dernières années et les leçons que peuvent en tirer les sociétés qui connaissent un mouvement d’urbanisation plus tardif
Le développement des villes européennes au cours des cinquante dernières années présente un certain nombre de traits communs mais aussi de très nombreuses différences. Les villes européennes actuelles constituent donc un vaste vivier d’expériences dans lequel les sociétés d’urbanisation plus tardive, en particulier la société chinoise, peuvent puiser : pour en tirer éventuellement de ce qui leur semble le plus réussi et en comprendre les conditions de succès ; pour mieux identifier les facteurs déterminants des formes d’urbanisation adoptées et leurs conséquences ; enfin, pour tirer des leçons des échecs afin d’éviter de les reproduire.
I. Les facteurs communs à l’urbanisation européenne de l’après guerre
Ces facteurs sont de plusieurs natures et c’est leur combinaison qui donne à la période ses signes distinctifs.
1. L’urbanisation s’est presque toujours greffée sur des noyaux urbains déjà solidement structurés, souvent anciens. Là où les destructions de la guerre n’ont pas rasé presque entièrement la ville, comme au Havre, en France, à Dresde, en Allemagne, ou à Varsovie, en Pologne, cette structure urbaine ancienne, souvent remodelée au 19e siècle dans le cadre de la première révolution industrielle (percement d’artères plus larges, création des gares et des chemins de fer, installation d’infrastructures telles que l’assainissement collectif, le courant, le gaz etc), l’urbanisation de l’après guerre a pris en compte, avec plus ou moins de bonheur, une organisation urbaine préexistante. Le mode d’articulation entre urbanisation préexistante et urbanisation nouvelle, tant sur le plan urbanistique que sur le plan social (rôle du patrimoine urbain ancien, paupérisation ou gentrification des centres villes) a toujours constitué une question majeure.
Même dans le cas des villes rasées, il est rare que les urbanistes de la reconstruction en aient tiré profit pour remplacer par une ville (futuriste) telle qu’elle a été conçue par exemple par un architecte urbaniste comme le Corbusier.
2. Au lendemain de la guerre, les conditions techniques étaient disponibles, en particulier avec le fer et le béton armé, pour concevoir d’autres procédés de construction, rapprochant le secteur du bâtiment d’autres secteurs industriels. Par contre, le recours effectif à ces techniques d’industrialisation a été très variable selon les pays, en fonction des spécificités sur lesquelles on reviendra. Il n’est pas étonnant que ce soit dans les pays d’économie planifiée de l’est de l’Europe, très marqués par l’idéologie soviétique, que les villes structurées autour des procédés de construction industrielle se sont développées sous leur forme la plus « pure ».
3. L’après guerre et ce que certains économistes ont appelé « les trente glorieuses » (plein emploi, croissance des ressources matérielles des familles etc..) est la grande époque « d’équipement des ménages » : cuisinières modernes, réfrigérateurs, machines à laver, chauffage central, télévision. Cela a conduit d’abord à de nouvelles exigences en terme de surface des logements, impliquant la création de nombreux mètres carrés bâtis même là où la population ne croissait pas très rapidement.
La notion de « terrain à bâtir » qui était autrefois rattachée à l’idée de localisation dans l’espace urbain, a pris de plus en plus le sens de « terrain équipé ». C’est « l’urbanisme des VRD » (voiries et réseaux divers) qui a fait naître partout des débats sur les modalités financières et fiscales de prise en charge de ces investissements d’équipement. Cela a renforcé la place des considérations d’ingénieurs par opposition à la place prise autrefois par des considérations d’architectes. La ville tend à devenir un objet technique.
4. L’arrivée de la voiture a été le facteur le plus déterminant de l’évolution des formes urbaines. Les réponses apportées ont été très diverses et je me borne ici à en citer quelques unes :
le développement urbain d’avant guerre avait été largement dépendant des infrastructures lourdes, en particulier des chemins de fer et à un moindre titre des tramways. Cela a donné naissance à ce que l’on a appelé l’urbanisation « en doigts de gant » c’est-à-dire que la ville s’est étendue en suivant les voies de chemin de fer. Ces infrastructures de transport public ferré étant lourdes, elles ont pratiquement toujours été d’origine publique.
Souvent l’urbanisation d’avant guerre a si l’on peut dire « colmaté » les grands accès aux villes, en s’appuyant sur des infrastructures préexistantes. Le développement de la voiture a soudain ouvert de nouveaux espaces à l’urbanisation, mal desservis par le système traditionnel des transports collectifs.
La pression exercée sur les villes anciennes par l’exigence d’adaptation à la voiture a partout eu un effet considérable. Les espaces publics, qui de tout temps ont structuré et rythmé la ville, ont subi une pression continue en faveur de la circulation automobile. Une caricature française des années 70 illustre bien cette pression : on y voit la cathédrale Notre Dame de Paris avec une autoroute en tranchée qui passe à travers et un panneau : « prière de ne pas klaxonner pendant les offices religieux ». L’emprise de la voiture renforce la dimension technique et mécanique de la production des villes : la gestion du trafic l’emporte sur le formalisme architectural.
La dynamique liée à la généralisation de la voiture modifie à la fois la taille des villes, leur forme, les relations entre les différents espaces et la répartition des classes sociales dans l’espace urbain. On ne peut ici que prendre quelques exemples : très souvent, l’urbanisation ancienne est progressivement encerclée par des rocades, voies routières larges qui segmentent, autant et plus que les voies ferrées l’espace urbain.
Avec la voiture, les temps de trajet sont moins déterminés par la distance en kilomètres que par la vitesse moyenne de parcours. Du fait des congestions de trafic, cette vitesse est faible dans les zones denses et élevée à l’extérieur, de sorte que l’avantage offert par un éloignement de la ville l’emporte, du moins tant que l’énergie n’est pas rare, sur les inconvénients. Dans la plupart des pays, sauf en cas de tradition forte de contrôle des sols, la ville traditionnelle disparaît au profit d’aires urbaines de plus en plus étendues, chaque agglomération fusionnant plus ou moins avec la voisine au niveau des périphéries lointaines.
5. Un véritable cercle vicieux s’établit : l’éloignement de l’habitat et la congestion des aires urbaines denses réduit l’attractivité des moyens de transports collectifs, donc modifie, au profit de la voiture, la répartition « modale » des moyens de transport. Ce qui accroît la congestion des zones denses et renforce l’attractivité des périphéries éloignées. Sans atteindre l’ampleur américaine de l’ « urban sprawl », ce mouvement est visible partout.
6. Jusqu’au 19e siècle, les périmètres d’administration politique et administrative des villes avaient souvent englobé l’essentiel de la zone agglomérée, simplifiant le problème de la gouvernance. Dans de nombreux cas, ce périmètre politique englobait même des zones agricoles péri urbaines. Après la guerre, la réalité urbaine déborde des limites politiques et administratives et se met à chevaucher les frontières des collectivités territoriales. Il n’est pas rare qu’en France, par exemple, une aire urbaine s’étend sur plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de communes (la collectivité administrative de base). Depuis les années 60 et 70 jusqu’à maintenant, des débats innombrables se font jour sur la gouvernance de ces nouvelles aires métropolitaines,. Parfois les Etats ont imposé de façon autoritaire des fusions des entités politiques anciennes, parfois ils se sont bornés à y inciter, mais partout se pose la question de l’arbitrage entre proximité des collectivités territoriales avec les citadins et adaptation de leur périmètre aux nouvelles réalités. C’est dans ce contexte qu’émerge progressivement la notion de « gouvernance à multi-niveaux ». Mais si la notion existe, l’équilibre et les modalités de coopération entre les différentes collectivités territoriales agglomérées, y compris sous l’angle fiscal, est souvent jugée peu satisfaisante.
7. Du fait de l’expansion urbaine et de l’inadaptation des périmètres politiques et administratifs traditionnels, les zones périphériques lointaines restent dans un premier temps dominées par une population d’origine agricole et rurale propriétaire des sols ; elle a tout intérêt à tirer de ces sols une rente foncière maximum, du fait de leur nouvelle attractivité pour les citadins. Il y a donc fréquemment une pression des communes périphériques à l’urbanisation, que les pouvoirs politiques régionaux ou nationaux ne sont pas toujours à même d’endiguer, jusqu’au moment où au contraire les autorités politiques des zones périphériques ne deviennent dominées par ce que l’on appelle les « néo-ruraux », qui se mettent au contraire à défendre leur rente de situation de citadins bénéficiant d’un environnement rural et s’opposent à leur tour à l’arrivée de nouveaux venus. Ces dynamiques économiques et politiques jouent un grand rôle dans la réalité du développement urbain, même si cela ne transparaît pas toujours dans les schémas d’urbanisation.
8. Dans tous les cas, la question des péréquations fiscales se trouve posée ; en règle générale, la fiscalité était associée aux périmètres politiques traditionnels. Or, les activités commerciales et industrielles tendent à rechercher à l’intérieur de l’agglomération les zones où elles bénéficieront d’une fiscalité plus faible tout en gardant les avantages de l’appartenance à l’aire urbaine : accès à un marché de l’emploi et de l’habitat large, usage des infrastructures des métropoles. Il en résulte de nombreux débats sur la prise en compte des charges et bénéfices de l’urbanisation et sur la fiscalité locale.
9. A partir des années 70, quoique de façon différenciée d’un pays européen à l’autre, le développement de la grande distribution (supermarchés et hypermarchés) directement lié au développement de la voiture, modifie à son tour l’attractivité commerciale des anciens centres des villes et crée de nouveaux types de centralités périphériques immédiatement liées à l’usage de la voiture (reproduction dans une certaine mesure du modèle américain).
10. Tout cela n’aurait pu se produire sans une domination idéologique de l’urbanisme fonctionnel et de l’hygiénisme, qui apportent une justification idéologique aux nouvelles formes d’urbanisation liées à la voiture. De tout temps, le rapport entre la civilisation occidentale et la ville a été ambivalent, celle-ci étant considérée à la fois comme le lieu de la civilisation (le terme même de citoyen vient de cité, donc l’urbain) et lieu de perdition ou de danger.
Face à la misère ouvrière,aux ravages de l’alcoolisme, parfois de la tuberculose, se développe à la fin du 19 ème siècle un fort mouvement de réaction que l’on peut qualifier globalement « d’anti urbain ». Ce mouvement a pris de multiples formes :
la dominance des discours hygiénistes sur la ville ( le bon air, les équipements, l’urbanisme vertical qui trouve son expression rationnel dans la charte d’Athènes) ;
la justification de la séparation des fonctions, zones productives, zones commerciales et zones d’habitat, qui trouve son expression extrême au plan technique dans tout le mouvement de séparation des circulations, typique par exemple de « l’urbanisme sur dalles » : au même titre que les égouts ou les métros, la circulation automobile tend à être renvoyée en sous-terrain, libérant de vastes espaces sur dalles souvent mal utilisés.
le mouvement hygiéniste de la « cité jardin » : on espère redonner un équilibre à la vie ouvrière par un urbanisme moins dense où les familles puissent se livrer aussi à l’agriculture de proximité ; cet urbanisme typique de la fin du 19e siècle et du début du 20e trouve ses justifications théoriques avec l’urbaniste Howard et son utopie des noyaux urbains de taille réduite et reliés entre eux ;
une autre variante de cette utopie a été celle des villes nouvelles. Le développement continu autour des infrastructures étant considéré comme une cause du mal, on tente, selon l’expression de l’humoriste Alphonse Allais de « bâtir des villes à la campagne ». C’est en Angleterre et pour le grand Londres que ce modèle jouera le plus grand rôle.
Dans biens des cas l’urbanisme réel a été le fruit d’une convergence de cette idéologie anti-urbaine (par exemple c’est seulement au cours des années 80 et 90 que la mixité d’usage des quartiers et des infrastructures ou que la rue traditionnelle ont été réhabilitées) et de l’évolution des logiques techniques de construction et de circulation qui a produit des formes « d’urbanisme mécanique », à l’image de l’idéologie générale de la société pour qui le modèle industriel taylorien (découpage des tâches et des fonctions en vue d’une rationalité au moins apparente) a constitué une référence. Cette convergence explique l’étonnante ressemblance de quartiers des années 50 à 70 construits aux quatre coins de l’Europe dans des contextes et des traditions urbaines très différentes l’une de l’autre, donnant à l’intérieur d’une ville et entre les villes un sentiment de monotonie et un paradoxe de sentiments d’inanimé et d’encombrement tout à la fois. Cette image de la « ville mécanique », par rapport à la « ville organique » d’autrefois est renforcée par les modes de planification urbaine qui rigidifie les formes et ne laisse guère de place à l’exubérance de la vie et aux ajustements permanents si typiques de la ville ancienne. Des quartiers nés d’un seul coup et conçus sur la planche à dessin donnent le sentiment de n’avoir pour seul avenir que leur propre obsolescence.
11. L’urbanisation de l’après guerre ne peut pas être isolée de l’évolution démographique et sociologique d’ensemble. Dans la ville d’autrefois, les enfants sont nombreux et, dans bien des cas, colonisent l’espace public urbain, et ce d’autant plus que l’exiguïté des logements rend nécessaire de déployer une grande part de la vie sociale à l’extérieur, dans les débits de boissons pour les hommes et dans les rues et cours pour les enfants. Or s’opère à la fois un basculement démographique, les enfants de moins de quinze ans représentant une proportion de plus en plus faible de la population, et un repli de la vie familiale sur la famille restreinte (ne réunissant plus trois générations ou la famille proche sous un même toit) et un confinement de l’activité hors travail dans le logement. Ce mouvement est favorisé en outre par la généralisation de la télévision puis, aujourd’hui d’internet.
Le processus de repli sur la famille restreinte contribue à une forme de « déshumanisation des villes » qui risque de se transformer en canaux d’écoulement des voitures entre des lieux mono-fonctionnels et fermés sur eux-mêmes – le domicile, le travail, les lieux commerciaux, les lieux de loisirs, etc-. Comme en matière de circulation automobile, de véritables cercles vicieux s’instaurent : moins les espaces publics sont adaptés aux enfants et aux jeunes, plus ils se replient sur la sphère privée. Dans certains cas, c’est alors des populations très particulières, en particulier les adolescents, surtout dans les groupes humains où le chômage des jeunes est élevé, qui engagent une véritable stratégie de contrôle d’un espace abandonné par les autres tranches d’âges et les autres groupes sociaux.
12. L’urbanisation s’est accompagnée, presque partout en Europe, notamment du fait du déclin démographique, de mouvements migratoires depuis l’étranger et en particulier depuis les pays moins développés : le sud de l’Europe, l’Est, la Turquie, le Maghreb et l’Afrique noire, la Chine, le Pakistan (dans le cas du Royaume Uni) etc. : le reflux des populations d’origine européenne depuis les anciennes colonies s’accompagne d’un flux de populations en provenance de ces mêmes colonies. La question de l’adaptation des formes d’urbanisation nouvelles à des populations venant souvent de la campagne et habituées à un autre mode de vie s’est trouvée posée tout au long des années 60 et 70 mais en général a été peu ou mal résolue, les sociétés occidentales hésitant en permanence entre les modèles d’assimilation culturelle des nouveaux arrivés et des modèles plus communautaristes.
Dans un cas comme celui de la France, les quartiers d’habitat populaire construits au cours des années 60 sous forme d’habitat collectif locatif, visaient une population d’origine européenne professionnellement et socialement intégrée. Une part non négligeable de cette population, au cours des années 80 se sont tournées vers l’habitat individuel et vers l’accession à la propriété. Ce mouvement d’accession à la propriété n’est pas général en Europe et le pourcentage de populations propriétaires de son logement varie d’un pays à l’autre entre les deux extrêmes de 20 % et 80 %. Par contre, développement de la voiture aidant, la différenciation sociale s’est dans beaucoup de cas accompagnée d’une ségrégation spatiale donnant naissant progressivement à la figure familière des « quartiers en crise » ou des « banlieues à problème ».
Très souvent, c’est alors l’urbanisme lui-même qui a été mis en cause comme origine des problèmes sociaux, du mal vivre ou de la délinquance, ceci allant jusqu’à l’émergence de véritables « quartiers de non droit » dominés, à la manière des quartiers pauvres de certaines villes africaines ou latino américaines, par les mafias du trafic de drogue, sur fond de chômage généralisé, avec une police qui ne rentre plus dans les quartiers sous forme de police de proximité mais plutôt sous forme de commando quasi militaire.
L’analyse qui précède montre que ce ne sont pas les formes urbaines seules qui peuvent être incriminées mais la combinaison de ces différents facteurs. On en veut pour preuve le fait qu’en termes de forme urbaine, certains quartiers de classe moyenne supérieure ressemblent fort à des quartiers concentrant une population immigrée mal intégrée socialement et professionnellement. Beaucoup de travaux sur les villes européennes et les quartiers en crise ont souligné le processus cumulatif : quartiers faiblement desservis par les transports en commun, création de ghettos, image négative du quartier devenant un obstacle à la recherche d’emploi, formation de bandes d’adolescents ou de jeunes adultes, fuite des classes moyennes qui restaient encore (notamment dans les professions médicales et dans le commerce) etc..
13. Les décennies d’après guerre n’ont ni conscience de la rareté de l’énergie fossile ni conscience de l’impact des émissions de gaz à effet de serre sur le climat. Jusqu’au premier choc pétrolier de 1973, le coût réel de la tonne équivalent pétrole (TEP) n’a cessé de baisser d’une décennie à l’autre. L’attention portée au coût énergétique des villes est faible. Les logements nouveaux ont une surface de plus en plus grande à chauffer, les nouveaux matériaux de construction sont de mauvais isolants, les modalités de chauffage collectif, notamment en Europe centrale et orientale, ne responsabilisent pas les habitants et ont souvent un rendement faible. L’énergie consommée dans l’habitat et dans les transports se met à croître dans des proportions considérables et représente maintenant en Europe plus des deux tiers des consommations d’énergie. D’autant plus que la « ville mécanique » est peu sensible aux connaissances et savoirs faire en matière d’urbanisme climatique de la période pré-industrielle (orientation des maisons, disposition et taille des ouvertures, etc…=. Quand les considérations de développement durable commencent à trouver droit de cité, à partir des années quatre vingt dix, c’est tout ce modèle urbain qui va être remis en cause.
II. Les facteurs spécifiques aux différents pays européens
La description des tendances précédentes peut donner le sentiment que toutes les villes européennes ont évolué de la même manière et tendent avers les mêmes modèles. Il suffit de se promener en Europe pour constater néanmoins de notables différences. Je ne retiendrais ici que quelques unes, sans aucune prétention à l’exhaustivité.
1. Le taux d’urbanisation des différents pays d’Europe avant guerre était très variable d’un pays à l’autre. Le Royaume Uni était déjà urbain à 80 %, la France ne l’était qu’à 50 %. Or ces taux, au cours des cinquante dernières années ont tendu à se rapprocher aux alentours de 80%. Ceci n’est pas nécessairement immédiatement visible sur le territoire tout simplement parce que, du fait de l’étalement des villes, un nombre croissant de citadins vit « à la campagne » dans les périphéries urbaines lointaines.
Mais il résulte du fait que les points de départ étaient différents que les rythmes de croissance urbaine ont été eux-mêmes différents. Tandis que dans le cas des pays anciennement urbanisés le processus d’expansion urbaine correspondait à la redistribution de populations urbaines dans l’espace, dans les pays qui partaient d’un taux d’urbanisation plus faible, c’est un grand mouvement de migration des campagnes vers les villes qui a suscité la croissance urbaine.
2. La place des pouvoirs publics dans l’urbanisation, qu’il s’agisse du contrôle de l’usage des sols ou de la propriété du parc de logements varie considérablement d’un pays à l’autre. Si par exemple l’idée de droit de chacun à un logement décent, suffisamment vaste et équipé, suffisamment hygiénique, a été largement partagée dans toute l’Europe, dans la mesure où celle-ci, quelles que soient les alternances de partis au pouvoir, a eu en référence la sociale démocratie avant que la vague néolibérale ne s’impose à partir des années 90, la manière d’atteindre cet idéal d’un logement pour tous a été très variée : des grandes opérations de création de logements, propriétés des collectivités publiques dans les pays du bloc soviétique ou à un moindre titre en France ; l’appui aux usages sociaux de la propriété privée ou encore le développement du parc de logements par des institutions tierces – banques, compagnies d’assurances, etc… . On ne peut donc analyser la forme des villes et des opérations de logements en faisant abstraction de ces différences.
3. La capacité des collectivités à gérer l’urbanisation et le désir ou non de la maîtriser ont été eux-mêmes très variables. En particulier, dans les années 60 et 70, l’enjeu de propriété publique des sols (« modèle de Stockholm »), à une double fin de maîtrise de l’urbanisation et d’appropriation par la collectivité publique des plus-values foncières résultant de l’urbanisation, a été au centre de bien des débats théoriques et politiques et a été très variable d’un pays à l’autre, voire d’une ville à l’autre.
4. Même si un peu partout en Europe, l’étalement urbain a fait éclater les anciennes structures administratives et politiques de gestion, la situation n’est pas la même partout. On rappellera simplement ici que la France, avec ses 36 000 communes (la collectivité territoriale de base), représente à elle seule la moitié de la totalité des collectivités territoriales de tous les pays de l’Union Européenne. Cette fragmentation politique et administrative a fait que les collectivités territoriales concernées par le développement périphérique des villes n’était en mesure ni au plan technique ni au plan administratif de maîtriser cette urbanisation. Il en est résulté une centralisation de la conduite des politiques urbaines aux mains de l’Etat alors que dans d’autres pays, comme l’Allemagne, ce sont les länder ou les collectivités territoriales de base qui ont conduit le développement urbain. Cette centralisation en France a renforcé le mouvement d’uniformisation des modèles de quartier, les mêmes plans de masse rationnels et fonctionnels étant utilisés aux quatre coins du territoire.
5. Un autre facteur décisif quoique moins souvent décrit et analysé a été l’état du secteur économique du bâtiment au lendemain de la seconde guerre mondiale. Traditionnellement, la production des villes a été le fait d’entreprises de taille petite ou moyenne dominées par la figure du maçon, c’est-à-dire de l’ouvrier détenteur d’un savoir transmis, voire même propriétaire de ses propres outils, et de l’entrepreneur de bâtiments et de travaux publics. Là où l’urbanisation s’est développée de façon relativement continue au cours du 20e siècle, le secteur du bâtiment s’est progressivement adapté, a pu introduire de nouvelles techniques de construction ou de gestion tout en restant un vaste tissu de petites et moyennes entreprises valorisant l’ouvrier qualifié.
Tout autre a été l’histoire de la France par exemple. Entre les deux guerres, en gros entre 1920 et 1945, la construction de bâtiments et de logements a été extrêmement ralentie par la triple conjonction de la chute démographique, des politiques volontaristes de maintien de la population à la campagne par crainte d’une concentration de forces révolutionnaires dans les quartiers ouvriers (politique dite de Méline, du nom du Ministre de l’agriculture qui l’a le plus fortement théorisée) et du fait que la protection des veuves de guerre s’est traduite par des règles de blocage des loyers qui a eu pour effet de dissuader les investissements privés dans la construction.
De ce fait, le nombre de logements construits au lendemain de la guerre était très faible (50 000 par an pour tout le territoire) et est monté à 550 000 au plus haut c’est-à-dire en 1972. Pour cela il a fallu créer de toutes pièces tout un secteur du bâtiment. La France ne disposait plus d’ouvriers qualifiés. Le développement du secteur du bâtiment a été impulsé par l’Etat central, en privilégiant la rationalisation du secteur, avec un rôle important joué par les bureaux des méthodes. Ce sont ces bureaux des méthodes, alliés avec l’administration d’Etat, qui ont donné naissance aux grands groupes du bâtiment caractéristiques du paysage français. Ces grands groupes ont misé sur des formes d’industrialisation permettant de se dispenser de la main-d’oeuvre qualifiée n’existant pas en nombre suffisant, avec recours massif à la main-d’oeuvre étrangère.
La question foncière n’étant pas réglée et devant être réglée par l’Etat, l’urbanisation s’est alors concentrée sur les opérations qui pouvaient être de grande taille par le biais d’expropriation des sols. Cette expropriation pour des raisons de commodité s’est essentiellement portée sur de grandes exploitations, donnant ce caractère massif des quartiers des années 60 si caractéristique du paysage urbain français.
Conclusion : la diversité des expériences et des situations fait de l’urbanisation européenne au cours de la seconde décennie du 20ème siècle une source très riche d’enseignements. Mais pour dégager ces enseignements il faut voir cette urbanisation non comme la production d’infrastructures, de logements et de quartiers mais comme un processus global où s’entremêlent les facteurs politiques, démographiques, économiques, administratifs, idéologiques, sociaux et culturels. C’est à la lumière de ces différents facteurs que les leçons peuvent être tirées.
(Février 2012)
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